-XV-

Gérard et Gisèle étaient restés longtemps dehors. L'automne achevait d'expirer. Seuls les chênes jetaient des taches rousses au front sombre de la forêt. Le vert des prés tournait au brun, on le distinguait mal des labours ; on ne l'en eût pas discerné dans une terre moins rouge que celle de nos pays. De la colline où les vignes ne présentaient plus que leurs ceps torturés, Gérard et sa compagne avaient longuement admiré la courbe du fleuve vers quoi les lignes parallèles des champs menaient le regard. Le temps était doux : on eût dit que l'hiver ne se décidait pas à venir.

En rentrant, Gérard fut frappé de trouver à Marie cette expression désolée qu'elle avait eue parfois avant la maladie de Joël. Il en fut presque aussi fâché que peiné. Il en voulait secrètement à la jeune femme comme d'une injustice. « Marie devrait comprendre que j'ai besoin de sortir, et de me remettre après une si violente secousse », se disait-il. Pourtant, comme autrefois, il la prit dans ses bras, la calmant par la tendresse. Mais au lieu que s'éveillât en lui le désir, frère puîné de l'amour, son irritation sourde persistait. Il lui semblait un peu mentir, tandis qu'il lissait de la main la souple chevelure de sa femme. N'accomplissait-il pas un rite ?

Ils entendirent le pas de Gisèle. Gérard se leva. Il en éprouvait un vague sentiment de délivrance. Il devinait confusément que la crainte de la garde n'avait pas seule contribué à lui faire suspendre ses caresses, et sourdement il en voulait à Marie de ne plus sentir pour elle le même attrait.

Le soir il écrivit à sa mère :

« Ma maman chérie,

« De plus en plus le mauvais rêve s'éloigne. Joël a presque repris sa bonne mine. Il est joyeux comme un oiseau et joue avec le beau hochet bleu de grand maman. Ses mains sont encore un peu incertaines, et parfois il s'envoie brusquement le hochet sur le nez. Il prend alors une mine toute déconfite et trouve que la vie comporte bien des difficultés.

«  Que de reconnaissance nous devons à Mademoiselle Perceron pour la façon dont elle l'a soigné. Je t'ai déjà dit tout son dévouement, mais je n'insisterai jamais assez. Elle s'est montrée admirable, et si simplement. J'en ai du remords d'avoir souvent maugréé après elle. Bien souvent j'ai manqué d'amabilité à son égard. Son plus grand plaisir est de sortir dans la campagne, et, sous des prétextes bien vagues, je le lui refusais. J'essaie de compenser mon injustice en l'entraînant tous les jours à travers nos pays. J'y prends, je dois dire un grand plaisir. Elle entend si bien la création. Sa culture est remarquable. Une culture qui « remonte », qu'elle élabore, dont on profite. J'ai fait ces derniers jours un très bon paysage : une vue de l'Allier, le fleuve grossi par l'automne occupe tout le premier plan, avec ses eaux glissantes qui dévalent de la toile, et, entre le fleuve et le ciel immense de nuages, l'étroite ligne d'une rive – des roseaux et des peupliers. Je dois ce tableau à Mademoiselle Perceron. Elle m'a vraiment guidé dans le choix du sujet et dans son interprétation.

« Ma vie, studieuse et calme, serait douce si Marie n'était pas si nerveuse. Je ne veux pas m'en inquiéter. Ses récentes angoisses en sont la cause, assurément. Elle aurait besoin de changer d'atmosphère après un pareil choc. Malheureusement on ne lui permet pas encore de se lever. Je sens que tout l'irrite, que je sois auprès d'elle ou que je m'éloigne, que je reste à travailler ou que je sorte avec Gisèle Perceron. J'aurais bien besoin moi aussi d'une autre atmosphère, et je dois dire que sans mes longues promenades je supporterais mal cette vie.

« Quand viendras-tu nous voir ? Je voudrais que ta mauvaise grippe soit finie. Tu verrais comme ton Joël redevient beau.

« Je t'embrasse, ma maman chérie. Joël frotte son nez contre ta joue.

Ton petit garçon,

Gérard. »